REPORTAGE. Après une ultime journée de tractations, Yahya Jammeh a enfin pris l’avion. Le pays doit tourner la page sur 22 ans de dictature. Avec Le Point Afrique.
Appuyé sur une voiture, Ousman Sabally, 22 ans, n’en croit pas ses oreilles. Le DJ vient de prendre le micro, dans une rue de Senegambia : « Jammeh était un tueur et un violeur, maintenant c’est un réfugié, il ne remettra plus les pieds ici. On ne veut plus de check-points dans les rues, on ne veut plus de contrôles d’identité, on est tous des Gambiens ! ». Il vient de prononcer l’impensable il y a encore quelques heures. La Gambie vient de tourner la page sur vingt-deux ans de dictature et elle n’en revient pas. « Le nouveau président, Adama Barrow, il faut qu’il nous apporte la liberté, et du boulot. Moi, je suis architecte. Enfin, je devais commencer il y a un mois mais, avec les événements, je n’ai pas travaillé. La plupart de mes amis sont au chômage. Tout le monde est heureux mais, pour être honnête, on a peur que Jammeh revienne. On ne sait jamais ce qu’il peut faire, cet homme-là », reconnaît Ousman.
Le suspense jusqu’au bout
La dernière journée de Jammeh a, comme toute la semaine, entretenu le suspense. Le matin suivant l’annonce à la télévision, à 1 h 15, de son prochain départ, le pays attend. Encore. Après douze heures de négociations, Mohamed Ould Abdel Aziz, le président mauritanien, est reparti hier soir, mais le président guinéen Alpha Condé est toujours là, de même que Mohamed Ibn Chambas, l’envoyé spécial des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest. « Tout le monde était d’accord sur le fait qu’il fallait éviter une intervention militaire. Ce qui a joué, c’est la confiance avec les deux présidents, Alpha Condé surtout. Mais faire partir un chef d’État au pouvoir depuis vingt-deux ans, ce n’est pas facile », admet-il. D’autant moins lorsqu’il est persuadé d’avoir gagné les élections du 1er décembre, dont il a contesté les résultats, et considère être la victime d’un complot de l’étranger.
Le principe du départ est acté depuis le jeudi soir, les détails font encore l’objet de tractations. Qui partira avec Yahya Jammeh ? Dans quelles conditions ? Quel pays les accueillera ? La Mauritanie ? Le Maroc ? La Guinée équatoriale ? Les connexions internet sont mauvaises, les équipes peinent à envoyer les documents aux agences internationales. Dans un hôtel de luxe, dont la plage est léchée par les rouleaux de l’océan, Alpha Condé approuve. « Une guerre, on sait quand ça commence, on ne sait pas quand ça finit. Ce qui était important, c’étaient les garanties. » Les exigences de Jammeh étaient multiples, concernant ses biens et sa sécurité, on n’est pas encore sûr de ce qu’il a obtenu.
Le départ enfin…
Vers 16 heures, l’attente reprend à l’aéroport. Le personnel, en veste jaune fluorescente, se masse peu à peu sur le tarmac, de même qu’une petite foule de sympathisants. Des jeunes femmes avec des tee-shirts verts arborant la photo de Jammeh et le slogan « Un homme de paix et d’amour » refusent de parler. « On l’aime, il va nous manquer, c’est le meilleur président, c’est tout. » Dehors, des groupes de pro et anti-Jammeh sont séparés par la police. Enfin, vers 20 h 30, le convoi de berlines paraît. De l’interminable Rolls blanche du président guinéen sortent Alpha Condé et Jammeh. Celui-ci monte brièvement sous le dais préparé depuis la veille. Il salue, gravit les marches de l’escalier de l’avion. Le semblant d’organisation s’effondre alors : sympathisants, soldats et journalistes, jusque-là confinés derrière une barrière, se ruent sur le tarmac à quelques mètres de l’appareil.
Des femmes pleurent, « Jammeh ! On t’aime ! Ne pars pas ! » Des soldats et des généraux aussi. Jammeh embrasse son Coran et salue la foule, s’engouffre dans l’avion. Mariama Ceesay s’essuie les yeux avec son châle de tulle brun, posé sur sa robe de soie rose : « Cela fait trois ans que je travaille dans l’administration. C’était un bon patron. Il fait beaucoup de blagues, c’est sa nature. Il fait des cadeaux aux enfants, à Noël, pour les fêtes, parfois sans aucune raison. » Mariama est persuadée que Jammeh a gagné les élections, que tout cela est injuste. Qu’est-ce qui s’est passé, alors ? « Je ne veux même pas en parler. » « Ces gens-là sont orphelins, pour eux, Jammeh était un Dieu », analyse un ancien conseiller du président. Les conséquences de la dictature. L’avion mauritanien transportant la famille de Jammeh décolle, pour Conakry. Le petit avion d’Alpha Condé, abritant Jammeh, s’envole aussi, à 21 h 18. Après Conakry, il partira pour Malabo, en Guinée équatoriale. Vingt-deux ans de dictature et l’un des derniers tyrans de l’Afrique de l’Ouest viennent de disparaître dans le ciel d’encre de la Gambie.
La vie reprend dans Banjul…
Dehors, l’hostilité est manifeste envers la presse étrangère, que Jammeh a rendue responsable de tous ses maux. « Ne me parlez même pas ! », hurle une femme. À quelques mètres, sortant du parking, les voitures klaxonnent, leurs conducteurs exultent : « On n’a plus besoin de lui ! La dictature, c’est fini ! Enfin ! » L’ambiance est la même à Senegambia, le quartier touristique. Après la ville morte de ces trois derniers jours, les rues s’emplissent, les bars ont rouvert, les touristes et expatriés qui restaient sont ressortis, les tee-shirts « Gambia Has Decided » (La Gambie a choisi) aussi, de même qu’une bannière sous laquelle dansent des jeunes à bonnet rasta et dreadlocks. Les vapeurs de cannabis flottent, les bières tournent.
Au milieu de la fête, deux jeunes femmes, un peu ivres, avouent qu’elles sont là à contrecoeur. « On va pas rester pleurer chez nous. Mais on l’aime, il a beaucoup fait pour l’éducation des filles. Il nous manque déjà », assure Mathilda Brown, 22 ans, vendeuse. Ces voix-là, ce soir, sont rares. « Maintenant, ça va être la paix et l’amour, tout le monde est heureux. Ceux qui pleurent, ils n’aiment pas leur pays. Comment ils expliquent tous les gens partis dans les pays voisins à cause d’un homme ? On avait peur de ce qui allait se passer. Et à cause de lui, tous les touristes sont partis. Ici, on arrêtait des innocents, on n’a plus besoin de lui ! », assure Ensa Saidi, 38 ans, guide touristique.
Environ 25 000 Gambiens avaient traversé en ferry vers le Sénégal, son seul voisin. D’autres avaient fui en Guinée-Bissau ou en Guinée-Conakry. Depuis hier et l’annonce de Jammeh qu’il allait quitter le pouvoir, les retours ont commencé. « Ses militants ne sont pas nombreux, ils sont obligés de le soutenir coûte que coûte, mais c’est un dictateur. L’immense majorité est heureuse, regardez !, montre Modu Jaoo, 23 ans, employé d’un opérateur mobile. Vous avez vu combien les gens ont eu peur pendant trois jours. Tout le monde restait chez soi. On avait aussi peur de manifester, parce qu’on vous jetait en prison. Même notre nouveau président a été obligé de fuir au Sénégal. »
La déclaration conjointe signée par la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), l’Union africaine (UA) et l’ONU tombe enfin. Yahya Jammeh et sa famille bénéficieront de « l’hospitalité africaine », leur sécurité et leurs droits seront assurés. Ses partisans ne doivent pas faire l’objet de représailles en Gambie. Pour assurer « une transition pacifique et une transmission du pouvoir et l’établissement du nouveau gouvernement, il partira temporairement. » Il peut rentrer dès qu’il le souhaite, conserve sa nationalité et son statut d’ancien chef de l’État. Aujourd’hui, le pays est suspendu au retour d’Adama Barrow, dont personne ne sait quand il rentrera exactement. La nouvelle Gambie veut enfin pouvoir fêter son président.