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Tribune Libre : la prestation de serment présidentiel et la naissance de la 5e république

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Les contestations du camp des opposants à Brice Clotaire Oligui Nguema

Le camp des opposants à Brice Clotaire Oligui Nguema s’est récemment mobilisé contre la prestation de serment prévue le 3 mai 2025, développant une argumentation juridique qui mérite examen. Leurs objections s’articulent autour de plusieurs axes fondamentaux.

Premièrement, ils dénoncent ce qu’ils qualifient d' »incompétence manifeste » de la Cour constitutionnelle de Transition pour recevoir le serment présidentiel. Selon leur lecture de l’article 45 de la nouvelle Constitution de 2024, qui stipule que « le Président de la République prête solennellement serment devant la Cour Constitutionnelle », cette disposition exigerait une Cour constitutionnelle conforme au nouveau texte, et non celle issue de la Transition, dont le champ de compétence serait strictement limité à la Charte de Transition et à l’ancienne Constitution de 1991.

Deuxièmement, ils évoquent un « système juridique schizophrène » où cohabiteraient deux ordres constitutionnels incompatibles: d’une part un président élu sous l’empire de la Constitution de 2024, d’autre part des institutions transitoires régies par un cadre normatif antérieur. Cette situation créerait selon eux un désordre institutionnel sans précédent.

Troisièmement, ils critiquent « l’ordre constitutionnel inversé » qui a privilégié l’élection présidentielle avant le renouvellement des autres institutions. Cette séquence aurait, selon leur analyse, « piégé l’ordre constitutionnel dans une mécanique institutionnelle viciée », rendant presque impossible une transition harmonieuse.

Quatrièmement, ils s’inquiètent d’une « justice constitutionnelle neutralisée », incapable selon eux d’exercer un contrôle de constitutionnalité sur les textes à venir, puisque la Cour actuelle ne serait compétente que pour les actes pris sous l’empire de la Charte de Transition et de l’ancienne Constitution.

Enfin, certains dénoncent un « Parlement juridiquement disqualifié » qui, maintenu en place sans extension explicite de ses compétences, ne pourrait légitimement adopter les lois d’application de la nouvelle Constitution.

Notre analyse juridique et politique

En tant que juriste et observateur de la vie politique gabonaise, il convient d’examiner ces arguments avec rigueur, mais aussi de les confronter aux principes fondamentaux du droit constitutionnel et aux pratiques comparées, tant au Gabon qu’à l’international.

La compétence de la Cour constitutionnelle de Transition dans le contexte historique gabonais

L’argument relatif à l’incompétence de la Cour constitutionnelle de Transition repose sur une lecture excessivement formaliste qui néglige plusieurs principes juridiques fondamentaux et méconnaît l’histoire constitutionnelle gabonaise.

Le Gabon a déjà connu plusieurs transitions constitutionnelles significatives. Lors du passage de la République coloniale à la République indépendante en 1960, puis lors de la réforme constitutionnelle majeure de 1991 instaurant le multipartisme sous Omar Bongo, les institutions existantes ont continué à fonctionner pendant la période transitoire. De même, la réforme constitutionnelle de 2018 sous Ali Bongo s’est appuyée sur les institutions en place pour assurer la continuité de l’État. Ces précédents historiques confirment que le pragmatisme institutionnel n’est pas étranger à la tradition constitutionnelle gabonaise.

Premièrement, le principe de continuité constitutionnelle, universellement reconnu en droit public, impose que le passage d’un ordre constitutionnel à un autre s’effectue sans rupture institutionnelle. La Cour constitutionnelle allemande a consacré ce principe dans sa jurisprudence sur la réunification (BVerfGE 84, 90), tout comme le Conseil constitutionnel français lors des périodes de transition (Décision n°62-20 DC du 6 novembre 1962).

Deuxièmement, l’interprétation téléologique des dispositions transitoires de la Constitution de 2024 conduit nécessairement à reconnaître aux institutions maintenues la compétence d’exercer les fonctions prévues par le nouveau texte. Comme l’a souligné la Cour constitutionnelle sud-africaine dans l’affaire « Certification of the Constitution of the Republic of South Africa » (1996), les dispositions transitoires doivent être interprétées de manière à « faciliter la transition vers un nouvel ordre constitutionnel et non à la paralyser ».

En Côte d’Ivoire, la transition constitutionnelle de 2016 a également maintenu temporairement certaines institutions antérieures, leur confiant implicitement la mise en œuvre du nouveau texte. La Cour constitutionnelle ivoirienne a validé cette approche pragmatique (Décision N°CI-2016-EP-069/09-09/CC/SG).

Les opposants pourraient certes arguer qu’une interprétation stricte du principe de légalité exigerait un renouvellement préalable de la Cour constitutionnelle. Cependant, cette position méconnaît la théorie de « l’habilitation implicite » développée par la Cour suprême indienne dans l’affaire « Kesavananda Bharati v. State of Kerala » (1973), selon laquelle les institutions maintenues lors d’une transition constitutionnelle sont tacitement habilitées à exercer les fonctions nécessaires à la mise en œuvre du nouveau texte.

La coexistence de deux ordres normatifs : une pratique mondiale éprouvée

L’argument de la « schizophrénie juridique » méconnaît la nature même des périodes de transition constitutionnelle. L’éminent constitutionnaliste Dominique Rousseau parle de « sédimentation constitutionnelle » pour caractériser ces phases où se superposent progressivement différentes strates normatives.

Le cas kenyan lors de la transition de 2010 est particulièrement éclairant. La Cour suprême du Kenya a jugé dans l’affaire « Commission for the Implementation of the Constitution v. Parliament of Kenya » (2013) que « la période transitoire implique naturellement une phase d’adaptation où certaines institutions continuent d’opérer sous l’ancien régime tout en s’adaptant progressivement au nouveau cadre constitutionnel ».

De même, la transition tunisienne post-2011 a connu cette superposition temporaire de régimes juridiques, validée par l’Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité qui l’a qualifiée de « continuité fonctionnelle nécessaire » (Décision n°2014-02 du 14 juin 2014).

En Amérique latine, la transition chilienne post-Pinochet offre un exemple particulièrement pertinent. Entre 1990 et 1994, le Chili a connu une coexistence entre la Constitution de 1980 et des institutions partiellement renouvelées, situation validée par le Tribunal constitutionnel chilien qui a qualifié cette période de « transition progressive et ordonnée » (Décision Rol N°146 du 21 avril 1992).

En Asie, l’Indonésie a connu une transition constitutionnelle similaire après la chute de Suharto en 1998. La Cour constitutionnelle indonésienne a reconnu la validité d’institutions maintenues temporairement sous le nouveau régime constitutionnel, jugeant que « la continuité institutionnelle est une condition de la stabilité démocratique » (Affaire n°011-017/PUU-I/2003).

La séquence électorale et institutionnelle : un choix stratégique légitimé par la pratique comparée

La critique relative à « l’ordre constitutionnel inversé » relève davantage du jugement politique que de l’analyse juridique. Comme l’a observé le constitutionnaliste Maurice Kamto, « il n’existe pas de séquence idéale universellement admise pour une transition constitutionnelle ». Dans son ouvrage « Droit constitutionnel africain » (2020), il rappelle que « chaque pays choisit la voie qui correspond à sa réalité sociopolitique ».

Le Ghana, lors de sa transition vers la IVème République en 1992, a également privilégié l’élection présidentielle avant le renouvellement du Parlement, sans que cela n’affecte la validité du processus. La Commission électorale ghanéenne a justifié cette séquence par la nécessité d’établir rapidement une autorité exécutive légitime.

Le Mali a suivi une séquence similaire lors de sa transition de 2013, séquence validée par la Cour constitutionnelle malienne qui a considéré qu’elle relevait de « l’opportunité politique et non de la nécessité juridique » (Arrêt n°2013-05/CC du 21 janvier 2013).

La Charte de la Transition gabonaise elle-même contient des dispositions qui légitiment cette séquence. L’article 69 de la Charte prévoit que « les dispositions transitoires nécessaires à la mise en place des institutions démocratiques seront déterminées selon les besoins de la Transition ». Cette flexibilité normative, intégrée au texte fondateur de la Transition, conforte la légalité du processus choisi.

Les opposants pourraient soutenir qu’une séquence inverse (législatives puis présidentielle) aurait été préférable. Cependant, comme l’a démontré la transition polonaise post-communiste de 1989-1991, analysée par le politologue Juan Linz, « l’élection présidentielle initiale peut servir de point d’ancrage institutionnel, permettant ensuite un déploiement ordonné des autres institutions dans un cadre stabilisé ».

Le contrôle de constitutionnalité pendant la transition : une fonction implicite mais nécessaire

L’inquiétude concernant une « justice constitutionnelle neutralisée » néglige la théorie des pouvoirs implicites, consacrée notamment par la Cour internationale de Justice (Avis consultatif sur la réparation des dommages subis au service des Nations Unies, 1949).

Selon cette théorie, une institution dotée d’une mission constitutionnelle dispose implicitement des pouvoirs nécessaires à l’accomplissement de cette mission. Si la Constitution de 2024 maintient la Cour constitutionnelle de Transition, c’est nécessairement pour qu’elle puisse exercer les fonctions prévues par le nouveau texte jusqu’à son renouvellement.

La Cour constitutionnelle béninoise a adopté cette approche lors de la transition de 1990, en s’attribuant la compétence de contrôler la constitutionnalité des lois au regard de la nouvelle Constitution, bien que les dispositions transitoires ne l’aient pas explicitement prévu (Décision DCC 34-94 du 23 décembre 1994).

De même, le Tribunal constitutionnel portugais, lors de la révision constitutionnelle de 1982, a considéré que sa compétence s’étendait naturellement aux nouvelles dispositions constitutionnelles (Décision n°39/84 du 5 mai 1984).

La Cour constitutionnelle philippine, dans l’affaire « Javellana v. Executive Secretary » (1973), a également reconnu la nécessité d’exercer un contrôle de constitutionnalité pendant la période transitoire, estimant que « l’absence de contrôle créerait un vide juridique plus dangereux que l’adaptation temporaire des compétences des institutions existantes ».

L’article 161 de la Constitution gabonaise de 2024 prévoit d’ailleurs que « les lois et règlements actuellement en vigueur, lorsqu’ils ne sont pas contraires à la présente Constitution, restent applicables tant qu’ils n’ont pas été modifiés ou abrogés ». Cette disposition implique nécessairement un mécanisme de contrôle de conformité à la nouvelle Constitution, fonction qui ne peut être assurée que par la Cour constitutionnelle de Transition dans l’attente de son renouvellement.

La compétence du Parlement de Transition : une nécessité fonctionnelle

Concernant le « Parlement juridiquement disqualifié », l’objection méconnaît le principe d’interprétation systémique des textes constitutionnels, selon lequel les dispositions d’une constitution doivent être lues comme formant un tout cohérent.

Si l’article 171 de la Constitution de 2024 maintient le Parlement de Transition « jusqu’à l’élection du Bureau de chaque Chambre », c’est nécessairement pour qu’il puisse exercer les fonctions parlementaires prévues par le nouveau texte. Une interprétation contraire aboutirait à l’absurdité d’un Parlement maintenu sans pouvoir d’action.

Au Maroc, lors de la transition constitutionnelle de 2011, le Conseil constitutionnel a validé cette approche en reconnaissant au Parlement antérieur la compétence d’adopter les lois organiques prévues par la nouvelle Constitution (Décision n°821 du 12 juillet 2011).

La pratique gabonaise elle-même conforte cette interprétation. Lors de la réforme constitutionnelle de 1991 instaurant le multipartisme, le Parlement monopartite existant a été maintenu et a adopté plusieurs lois d’application de la nouvelle Constitution, sans que cela ne suscite de contestation juridique majeure. Ce précédent national démontre que le maintien temporaire d’institutions parlementaires durant une transition constitutionnelle s’inscrit dans la tradition juridique gabonaise.

Dans son article 160, la Constitution de 2024 dispose que « les textes nécessaires à la mise en place des institutions et à l’application de la présente Constitution sont adoptés soit par le Parlement de Transition, soit par le Parlement élu ». Cette disposition explicite confirme la compétence du Parlement de Transition pour adopter les lois d’application de la nouvelle Constitution jusqu’à son renouvellement.

Conclusion: La légitimité d’une nouvelle ère constitutionnelle

Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que la prestation de serment du 3 mai 2025 s’inscrit parfaitement dans le cadre juridique d’une transition constitutionnelle ordonnée. Les objections soulevées par les opposants à Brice Clotaire Oligui Nguema, bien que formulées avec une apparente rigueur juridique, ne résistent pas à l’examen approfondi des principes constitutionnels et des pratiques comparées, tant au Gabon qu’à l’international.

Cette cérémonie marque non pas un « coup d’État constitutionnel » comme certains l’affirment abusivement, mais bien la naissance légitime de ce que les observateurs qualifient à juste titre de « Cinquième République gabonaise ». Elle symbolise l’aboutissement d’un processus de refondation institutionnelle qui, pour être perfectible, n’en est pas moins conforme aux exigences fondamentales du constitutionnalisme moderne.

Le Gabon s’engage ainsi sur la voie d’un renouveau démocratique fondé sur la légitimité populaire du président élu et sur un cadre constitutionnel rénové. Les institutions transitoires, loin d’entacher cette légitimité, en garantissent la continuité et la stabilité jusqu’à leur renouvellement complet.

Dans un continent africain en pleine effervescence constitutionnelle, le Gabon démontre ainsi sa capacité à naviguer entre innovation institutionnelle et respect des principes fondamentaux du droit public. La Cinquième République qui s’ouvre porte en elle les promesses d’un État de droit renforcé, où le pouvoir s’exerce dans le cadre d’institutions légitimes, graduellement renouvelées selon un processus ordonné.

L’histoire constitutionnelle retiendra cette transition comme un exemple de pragmatisme juridique au service de la stabilité institutionnelle et du renouveau démocratique.

Blanchard Paterne ANDOOUME
Libreville, le 29 avril 2025

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